Une philosophie du droit local
Au-delà des motivations pragmatiques et malgré le caractère fondamentalement hétérogène de ce droit, il est possible de distinguer quelques grandes sources d’inspiration à la plupart des règles qui composent le droit local.
La première idée directrice que l’on peut discerner dans ce droit est constituée par l’importance des corps intermédiaires dans l’organisation sociale qu’il sous-tend. Des organismes de nature diverse assurent cette fonction d’intermédiaire entre la population et l’État, notamment dans le domaine économique et professionnel, avec le rôle reconnu aux organisations artisanales (corporations, chambres de métiers), mais on peut évoquer le rôle particulier reconnu dans les trois départements à certaines professions (par exemple le notariat). Il faut aussi mentionner l’organisation communale qui a traditionnellement bénéficié d’une autonomie plus grande que dans les autres départements, et s’est exprimée, avant qu’elle ne soit érodée par le mouvement d’assimilation, par une activité remarquable des collectivités locales dans les domaines du logement, de l’économie et de l’action sociale. On doit bien sûr aussi signaler le rôle des institutions cultuelles (paroisses et consistoires), les organismes de protection sociale en matière d’assurance maladie et accident (Caisses départementales d’assurance accidents agricoles), les associations syndicales), les assemblées de propriétaires (en matière de chasse, ces assemblées sont chargées de déterminer l’utilisation du produit de la chasse le régime spécifique existant dans le domaine associatif et coopératif Tous ces exemples correspondent à la même inspiration, celle d’une certaine auto-organisation de la société locale destinée à lui assurer une relative autonomie par rapport à l’appareil d’État.
Un autre caractère dominant du droit local peut être trouvé dans la recherche constante de clarté et de sécurité juridique -. les divers livres et registres tenus auprès du tribunal d’instance (livre foncier, registre des associations, registre matrimonial, etc.) ou auprès d’autres organismes (registre des métiers) sont destinés à apporter au public une information juridique précise sur les personnes, les biens ou les organismes concernés. Un contrôle administratif spécifique est exercé sur de nombreuses professions (Code local des professions) en vue d’assurer la fiabilité des personnes qui les exercent et afin de garantir la sécurité des relations d’affaires. Le régime foncier dans son ensemble est marqué par le même souci de clarté des situations patrimoniales et de sécurité dans les transactions immobilières. C’est à une préoccupation analogue que correspond la définition des responsabilités des dirigeants d’association. Le droit des cultes lui-même prend en compte ce souci puisqu’il privilégie les cultes reconnus, c’est-à-dire les grands cultes qui offrent des garanties particulières d’honorabilité et de discipline.
Cette recherche de la sécurité ne s’exprime pas que sur le plan juridique et au moyen de règle de « police ». Elle prend aussi un caractère social à travers la notion de sécurité matérielle concrétisée par les régimes d’assurance et de prévoyance locaux ou l’organisation locale de l’aide sociale. Ces mécanismes de prévoyance et d’aide sont non seulement plus anciens que le régime légal du reste de la France, ils sont aussi plus complets et offrent à l’heure actuelle encore des garanties plus grandes. Ce souci de réglementation, de sécurité juridique et de garanties correspond à une mentalité locale de sérieux et de discipline.
On perçoit enfin dans le droit local une dimension morale ou religieuse. Bien sûr, ce sont surtout les dispositions relatives aux cultes qui sont censées exprimer ce contenu éthique du droit local. Ces dispositions ont eu un effet particulièrement prégnant sur l’ensemble du droit local. C’est à leur sujet que se sont déroulées les batailles principales entre adversaires et défenseurs du « statut » local, ce dernier étant souvent identifié purement et simplement au régime issu du concordat et des lois organiques. La question du maintien du concordat n’a pas été vécue par les populations concernées comme une simple question religieuse mais comme touchant à leur identité, à leur « être » même, comme l’a souligné E. Bass. D’autres dispositions de droit local ont un certain contenu éthique. Tel est le cas de l’organisation locale de certaines professions marquées par le souci de la compétence, de la discipline et de la confiance, ou la réglementation de la fermeture des magasins les jours fériés et les dimanches. Dans la perception d’une partie de la population, le droit local est ressenti également comme une expression d’un esprit spécifique caractérisé par le sens de consensus et l’aptitude à dépasser les antagonismes sociaux ou politiques. C’est cette idée qui s’est trouvée pour une bonne part sous-jacente aux débats engagés par la suppression de la législation locale des prud’hommes. De même, le régime local de sécurité sociale est présenté comme la démonstration de la justesse et de l’efficacité d’une orientation gestionnaire et dépolitisée des choses publiques. Enfin, on impute à l’enseignement confessionnel la relative paix scolaire constatée en Alsace, ce statut local étant interprété comme une incitation à la tolérance réciproque voire à l’œcuménisme.
Ainsi, c’est toute une philosophie de la société qui transparaît à travers les différentes représentations que l’on se fait du droit local. Presque toujours ces représentations collectives trouvent quelques points d’appui dans le droit local réel ; mais pour l’essentiel elles correspondent plutôt à un droit mythique, à des inspirations insatisfaites, à des constructions imaginaires.