Le droit local des cultes en Alsace-Moselle dans une perspective comparative par Anna Imhof
Thèse de doctorat en Sciences juridiques sous la direction de Mathias Jestaedt et Catherine Haguenau-Moizard, réalisée en cotutelle avec les universités de Strasbourg et Freiburg. (La soutenance a eu lieu le 30 aout 2021).
L’ouvrage le plus complet et le plus actuel sur le régime local des cultes est écrit en allemand et publié en Allemagne ! Nous devons ce travail remarquable à Anna Imhof qui l’a réalisé dans le cadre d’une thèse en cotutelle des universités de Freiburg et Strasbourg. Anna Imhof a étudié le droit en Allemagne, en France et en Suisse. Elle est actuellement juge au tribunal administratif de Karlsruhe et habite en Alsace avec son mari alsacien.
Anna Imhof a réalisé un travail d’une grande précision juridique qui replace le régime alsacien-mosellan des cultes dans son contexte historique, dans son environnement sociopolitique et dans son cadre géographique à la croisée du droit allemand et français. Alors que ce sujet est souvent abordé comme une matière statique qui se satisfait de référence anciennes, l’auteur a pris soin de rechercher tous les textes, références doctrinales ou jurisprudentielles, tous les éléments bibliographiques, de sorte que son ouvrage est plus complet et le plus actuel sur le sujet. L’étude est remarquablement à jour des informations et références les plus récentes.
L’étude est divisée en trois parties :
- le développement historique du droit local des cultes et les éléments constitutifs actuels de ce droit,
- la question de la compatibilité du droit local des cultes avec la Constitution française et le droit européen
- la comparaison de ce droit avec le droit ses cultes français et allemand en particulier en ce qui concerne le financement des cultes, l’enseignement religieux à l’école publique et les facultés de théologie des universités d’Etat.
Chaque partie est traitée de manière détaillée et intelligente, mais c’est sans doute la dernière partie qui est la plus originale et qui fait pleinement de l’ouvrage un travail comparatif, qui permet à l’auteure, au-delà de l’analyse, de présenter aussi ses réflexions personnelles. De façon générale, l’ouvrage ne se satisfait pas d’une description du régime local des cultes. Il s’interroge sur les conditions de son intégration dans le droit français et le droit européen, ainsi que sur les similitudes ou les disparités qu’il comporte avec le droit allemand. Ces différentes questions sont traitées avec minutie et nuance.
Un des aspects originaux du travail d’ Anna lmhof réside dans le fait d’appliquer l’analyse juridique et la terminologie juridique allemandes à un corpus juridique (textes, jurisprudence, doctrine, etc.) essentiellement français. Cela lui permet de renouveler l’analyse de la matière.
L’ouvrage permet de mettre en lumière un des principaux paradoxes du droit local des cultes, à savoir que bien que constitué essentiellement de textes de base français, il est néanmoins assez proche du droit allemand. Cela tient notamment au contexte sociologique de l’ Alsace et de la Moselle qui, comme l’Allemagne, est caractérisé par le pluralisme religieux. Anna Imhof cite l’observation de René Rémond selon laquelle l’Alsace-Moselle serait une fenêtre française ouverte sur le laboratoire pluraliste de l’Allemagne. L’interprétation donnée aujourd’hui au « système concordataire » d’Alsace-Moselle, à savoir une philosophie du «donnant-donnant» (des avantages conférés par l’Etat en échange de garanties consenties par les cultes statutaires) dans le respect réciproque des prérogatives publiques et de la liberté religieuse, est proche de l’approche allemande des relations Etat-Eglises. Comme l’Allemagne, l’Alsace et la Moselle sont ainsi marquées par un contexte de coopération entre les pouvoirs publics et les institutions religieuses.
Si les modalités de cette coopération se trouvent dans les règles du droit local, son fondement réside dans la non-introduction d’un aspect fondamental du droit général, en l’occurrence de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat et par conséquent de la signification donnée par cette loi à la notion de laïcité.
L’auteure souligne à raison le fondement historique de cette situation : le système de la laïcité qui s’est imposé en France alors que l’Alsace et la Moselle étaient allemandes et qu’elles ont connu le Kulturkampf (qui en constitue d’une certaine manière le pendant allemand), lequel n’a pas conduit à une séparation radicale des Eglises et de l’Etat. A juste titre, Anna Imhof observe qu’en Alsace, ce n’est pas la laïcité et le cléricalisme qui se sont opposés mais un empire nationaliste et un clergé régionaliste. Le « Concordat » est ainsi devenu une référence emblématique de la spécificité régionale et de la résistance au centralisme parisien.
Mais la non applicabilité de la loi de 1905 a aussi permis de créer à côté des cultes statutaires ( on peut regretter qu’ Anna Imhof n’ait pas repris cette terminologie contemporaine et ait conservée celle vieillotte et trompeuse de « cultes reconnus») un véritable régime des cultes «non-statutaires», bénéficiaires eux-aussi de divers avantages par rapport aux institutions religieuses du reste de la France : faculté de recevoir des subventions publiques, pleine capacité juridique dans le cadre du droit local des associations, cimetières confessionnels, etc. C’est d’ailleurs une erreur juridique fréquemment commise, tant par la doctrine que par l’administration, que de confondre le champ d’application de l’enseignement religieux à l’école publique ou celui de l’enseignement de la théologie à l’Université avec celui du régime concordataire: rien dans le droit local actuel ne s’oppose à ce que ces enseignements concerne des religions autres que celles relevant du système concordataire. Certes il existe des interprétations différentes. Madame Imhof les cite, par exemple pour la question de l’évolution de l’enseignement religieux à l’école (page 312). Dans un souci de réserve universitaire, elle se borne à décrire sans les contester ces interprétations qui tendent figer le droit local. Une démarche plus critique aurait parfois été bienvenue.
La question de la conformité du droit local avec les bases constitutionnelles constitue un des aspects les plus délicats et les attirants pour les juristes. Anna Imhof réussit avec brio la présentation de la jurisprudence alambiquée et pas toujours cohérente du Conseil constitutionnel, notamment ses deux décisions SMODIA de 2011 et APPEL de 2013. L’auteure montre clairement les complexités et les incertitudes de cette jurisprudence, qui vise à permettre non la vie mais seulement la survie du droit local des cultes.
Anna Imhof souligne à juste titre la fragilité du droit des cultes alsacien-mosellan au regard de la Constitution et de la Convention Européenne des droits de l’Homme. Elle montre qu’il est certes possible d’argumenter dans le sens de la conformité de ce droit au regard de ces textes supérieurs. Dans les deux cas, c’est la manière dont est compris le principe d’égalité qui soulève des questions. Il y a de nombreuses incertitudes dans la position toujours faiblement argumentée du Conseil constitutionnel. Au regard de la Convention européenne, c’est aussi la mise en œuvre pratique du droit local qui peut susciter des interrogations : le droit local apparait comme réservant un système de culte statutaire aux seuls cultes « historiques ». Cela n’est pas exact en droit mais correspond à la réalité dans les faits. Un système « statutaire », c’est un système combinant pour une organisation cultuelle un ensemble de droits et d’obligations. Du fait de la non-introduction de la loi de 1905, un tel mécanisme d’avantages financiers en contrepartie de certains engagements peut être développé aujourd’hui en Alsace Moselle pour toute organisation religieuse qui voudra, s’y prêter sans qu’il soit nécessaire de changer une virgule au droit existant. Il suffit pour cela de recourir à des arrangements conventionnels sous la seule réserve selon le Conseil constitutionnel de ne pas « salarier un culte ». Mais toute forme de financement n’aboutit pas à « salarier un culte ». Une partie du blocage du régime local des cultes est moins due à une impossibilité juridique qu’au refus des pouvoirs publics, lesquels veulent bien tolérer ce régime mais non le mettre en valeur.
L’ouvrage se termine par quelques constats et conclusions. Le régime local des cultes apparaît comme un système de droit très original en tant qu’il combine deux traditions étatiques dont les principes sont opposés puisque ceux-ci visent en France à organiser la protection du citoyen par l’Etat contre l’Eglise (catholique) et en Allemagne à organiser la protection du citoyen par les Eglises contre l’Etat. Mais l’opposition entre un modèle de coopération et un modèle de séparation tend à s’estomper alors que la « tutelle étatique », longtemps caractéristique du droit local, est de plus en plus légère et que l’insertion dans l’espace public concerne de plus en plus tous les cultes. Dans ce contexte, l’autonomie des cultes en ce qui concerne leurs affaires internes est de plus affermie sous la protection du droit européen. L’ensemble correspond à une construction essentiellement pragmatique fondé sur l’adhésion de la population locale.
Au total, on ne peut que recommander la lecture ce travail à tous les juristes allemands comme français qui sont intéressés par le droit des cultes ou par le droit local. Cet ouvrage est appelé à devenir une référence. Ce serait une excellence chose s’il pouvait être traduit en français car il n’a pas son équivalent même en France.
Jean-Marie Woehrling